La patate

Il parait que la journée appartient à ceux qui se lèvent tôt. Sorti du lit à 4h15 pour prendre le train à 5h41, je suis bien placé dans la file du jour. Petit déjeuner expédié en catimini, pour pas réveiller les enfants ni Rachida. Voyage au bout de la nuit. Avec la patate.

Le délicieux tubercule, les Français l’adorent au point d’en faire l’aliment central de leur assiette, avec le bœuf. La gente féminine nous caractérise, nous les hommes, comme des mangeurs de steaks-frites accros à leur voiture. Chemise ouverte, cheveux gominés et chaîne en or qui brille dans ma Benz ! Certes le point de vue est un peu simpliste, mais non dénué d’une certaine part de vérité quand même Mesdames.

Pommes rissolées, frites, douces ou dauphines, cette pomme de terre a autant investi nos cœurs qu’aiguisé nos appétits. Ne soyez donc pas étonné qu’à l’heure du repas, vous jetiez un œil (souvent) intéressé sur les plats composés du féculent adoré, phare des cartes de brasserie-restaurant. A consommer avec modération. La pomme de terre génère en effet un index glycémique aussi rapide et brutal qu’un paquet de bonbons, c’est vous dire ! Sacrée addiction tuberculeuse.

Toutes droites sorties de terre / Pixabay

Du mouvement dans la vie

La patate, c’est aussi l’expression d’une énergie, bonne, riche et en mouvement. Avoir la pêche, la banane, la patate, la frite, ou bien du pep’s ou du gaz ! Alors fais bien gaffe à ce que tu manges. Cette précieuse énergie, on la nourrit dans l’assiette et dans la tête, mais aussi par l’action, le mouvement qu’on met dans notre vie. La routine du matin, ça met bien la pêche !

Gros sur la patate…

La forme ronde du tubercule a induit dans notre langage, une expression un peu détournée quoique pleine de sens. Aujourd’hui, j’en ai gros sur la patate. Je pense à mon collègue qui vient de perdre un parent proche, mon grand cousin dans l’angoissante attente du diagnostic de son cancer du rein, à l’évolution d’un cancer métastasé d’une femme bien pêchue et dynamique que j’ai accompagnée l’année passée, ou encore de mes nièces, la cadette qui s’est cassée le poignet en sautant les haies lors d’une banale séance d’athlétisme, et la petite dernière qui se bat contre toutes les infections naissantes suite à sa greffe de foie…

Juste après le retrait de la canule une semaine après l’opération

Et toutes ses vies humaines prises en défaut, virant de bord, aux chemins riches et si incertains. Les corps sont parfois fragiles tandis que les destins s’affolent, hors de contrôle. La vie est vraiment insaisissable. Je garde malgré tout la banane. Sagesse furtive.

Ma patate, oui j’en ai une rien qu’à moi, c’est la mienne pour le reste de ma vie. Du moins je l’espère ! Opéré début juillet 2019 d’un nouveau carcinome épidermoïde (cancer) à la langue, j’y ai laissé quelques dents, un bout de mâchoire et encore un morceau de langue.

Un travail collectif

Si tout s’est bien passé, j’en ai un peu bavé mais je me suis heureusement vite remis sur pied grâce au travail concerté des médecins, des infirmières à l’hôpital comme à domicile, aux kinés, à l’orthophoniste mais surtout à mon entourage familial et amical. La prime revient à mon épouse qui a supporté, encaissé la situation avec beaucoup de dignité et de positivisme, bien que prise de doutes aussi.

Je me souviens les poches de nourriture prescrite à mon retour à la maison. Ma chère et authentique fustigeait les nutritionnistes de nourrir les malades ainsi. Elle plaidait pour un retrait aussi rapide que bénéfique de la sonde nasale qui m’a alimenté un mois durant. J’ai encore en bouche les sensations gustatives uniques de ma première soupe en août dernier.

Après mon test déglutition passé avec succès début août 2019

Les pommes de terre mixées – tiens tiens ! – et plein d’autres bons légumes m’ont apporté une patate d’enfer ! Et aussi remis l’assiette et la cuillère dans le bon sens. C’est fou comment nous sommes ce que nous mangeons. La santé a été crescendo depuis.

A la merci de tout et de rien

Je me rappelle aussi avec plus de difficulté les jours suivants l’opération reconstruction. C’est curieux comme la condition humaine ne tient qu’à un fil, c’est si peu, sirupeux ! Adulé hier et retiré des parquets depuis si peu, le basketteur américain Kobe Bryant et sa fille Gianna s’en sont allés s’écraser un dimanche. Morts brutales dont ils ne se relèveront jamais. Au sortir de la salle de réveil, je me sentais mal. Tellement mal.

Opération J+4, affaibli et amoché

La nausée dans le sang, la nausée prise de tête. A jeun et chargé de produits chimiques, en proie aux angoisses nocturnes, j’ai ressenti le simple fait d’être une chose. A la merci de tout et de rien. Cette chose humaine qu’on veillait comme du lait sur le feu. Une chose fragile, sans défense. La bête blessée qui se cache pour mourir, comme l’oiseau. Branchée de partout, coincée dans son envie de mouvement. Alité et mal aux fesses. Non je n’avais vraiment pas la patate à ce moment-là, c’est le cas de le dire.

Et puis, l’épisode du miroir m’a révélé une nouvelle part de moi-même. Canule, drains, cathéters, attelle… Je disposais même d’un bras armé, roulant et télescopique avec des poches en tout genre. Suspendues. Nutriments en poche, eau en bouteille, médicaments et antibios.

Cocktail détonant pour sportif de chambre. Chargé comme une mule. Les veines couleurs arc en ciel. Et ma nouvelle mâchoire newlook ! Mon lambeau de péroné dans la gueule. Deux fois par jour, auscultée 2 à 3 fois par jour par des internes lampe-frontalée. Le rose comme signe d’une bonne irrigation sanguine. Deux baguettes osseuses solidement vissées redonnent vie à ma mandibule gauche.

Cap de bonne espérance

Nouvelle configuration buccale. S’habituer par la force des choses. Si je puis maintenant mieux appréhender le besoin de transformer le regard porté sur mon propre corps quand on est touché dans son intégrité physique, cette atteinte constitue une formidable opportunité pour continuer à évoluer, grandir, s’élever. Je le dis avec d’autant plus de force que j’ai constaté que l’état d’esprit de la personne handicapée que je suis, est essentiel pour passer le cap de bonne espérance.

Première empreinte de ma mâchoire inférieure réalisée en février 2020

J’ai attaqué le combat de la reconstruction dentaire avec la même volonté, le même optimisme qu’avant l’opération. J’espère simplement que cette traversée expérientielle sera utile aux malades de tout bord. C’est une question de vie. Passer au-delà, se réaliser pour de vrai et faire ce pour quoi on expérimente la vie. La crise sanitaire que nous vivons actuellement vient renforcer cette réflexion*.

Je regarde tous les jours le côté gauche de ma mâchoire, et j’y vois cette partie ronde et lisse quand elle est rasée. Un peu comme une patate. Une belle patate ronde et lisse. Ma patate.

NB : ce texte a initialement été écrit le 21 février 2020, avant la crise sanitaire du coronavirus.

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